Chronique #168 : Initiation littéraire
"Tu n'aurais pas un truc à lire ?". À peine surprise, ma soeur aînée relève la tête, abandonne sa chaise et m'invite à entrer dans sa chambre. Je m'avance respectueusement sur le plancher craquant, jette un coup d'oeil furtif aux pages qu'elle vient d'abandonner sur son bureau et me place légèrement en retrait de l'immense armoire à glace lui tenant lieu de bibliothèque/coffre-fort…
Dans un grincement qui me donne l'impression que le meuble ne résistera pas à cette énième intrusion, elle ouvre les portes de ce majestueux vestige du début du 20e siècle abritant une centaine de livres de poche minutieusement classés. Je me suis longtemps demandée comment une adolescente avait pu se constituer un tel trésor de guerre. Et puis je me suis souvenue : quand à la sortie de l'école nous quémandions un petit pain au chocolat, Laurence, elle, suppliait notre mère de faire un détour par le Furet du Nord…
Je reste silencieuse. Je la regarde. La main tendue, effleurant brièvement chacun de ses joyaux, elle conciliabule avec elle-même : "Diderot ? Trop tôt. Zola ? Mmmh, pourquoi pas ? Sartre ? Trop sombre. Steinbeck ? Sublime, mais un peu trop triste. Ah oui je sais : Pouchkine ! La fille du capitaine !". Elle fait délicatement basculer le livre - l'extrayant comme à regret de l'étreinte de ses illustres voisins - et le place sur son coeur. Je n'ai toujours pas bougé. Soucieuse de ne pas parasiter le choix de l'élu, j'en ai oublié de respirer.
Elle se tourne vers moi.
"Tiens, je pense que tu es assez grande pour le lire."
Elle me tend l'ouvrage, sur lequel est posé un signet en cuir pioché dans sa collection : corner les pages s'apparente pour elle à un sacrilège. Et gare à moi si je blasphème...
Le livre en main, je tente ma chance en lui demandant si je peux le commencer dans son lit. Elle hésite, esquisse un sourire et m'accorde ce qui à mes yeux tient du privilège suprême : me lover dans ce lit deux places recouvert d'une couette à la housse imprimée commandée chez La Redoute - alors que je dors dans un lit une place et dans des draps cousus par maman - me procure un délicieux avant-goût de ce que j'imagine être la vie d'adulte.
J'époussette mes pieds, positionne correctement les cousins, remonte la couette sur mes genoux pliés et ouvre délicatement mon roman.
Mot après mot, je me détache de la réalité de cette soirée de décembre pour m'enfoncer dans celle de la fin du 18e siècle russe. Abritée par les quatre murs de la chambre douillette, je n'en sens pas moins les flocons de neige tombant du ciel de l'Oural. Je resserre étroitement la couette contre moi, puis bute sur un mot : "lingère". Je le prononce à haute voix. Quelques instants plus tard, sa définition me parvient du bureau situé au bout du lit : aussi concentrée sur son travail soit-elle, ma soeur n'en prête pas moins une oreille attentive à mes interrogations de lectrice.
Trente minutes plus tard, maman entre dans la chambre, brisant sans le vouloir la bulle où ses filles et les héros pouchkiniens cohabitaient dans un chaleureux flou artistique : "Il est l'heure d'aller te coucher Lise, à 10 ans on a encore besoin de ses 9 heures de sommeil !"
Je place le marque-page là où je viens de quitter ma lecture, me lève en essayant de remettre la couette le mieux possible, remercie ma grande soeur, embrasse maman et m'éclipse. Trois jours plus tard, peu avant 21h. Je dévale les escaliers menant du second au premier étage, cours jusqu'à la chambre située dans l'angle droit du palier, reprend ma respiration, toque à la porte, entre, tend à ma soeur le roman russe encore tout chaud d'avoir été dévoré et lui lance, une note de fierté complice dans la voix : "Dis, tu n'aurais pas un autre truc à lire ?". De ses 5 frères et soeurs, je suis la seule à avoir bénéficié de sa tutelle littéraire. Étais-je la plus en demande ? Avais-je pile le bon âge pour apprécier ses conseils ? Les autres n'ont-ils jamais osé frapper à sa porte ? Je n'en sais rien. Toujours est-il que ce lien tissé au fil des lectures et des années n'a existé qu'entre elle et moi.
Aujourd'hui, ma sherpa me manque. Désormais mère de six enfants, elle n'a plus vraiment le temps d'engloutir les romans et n'est plus géographiquement disponible pour me guider dans sa bibliothèque. Alors je relis souvent - trop souvent ? - les titres qu'elle me conseilla par le passé.
Mais qu'importe cette nostalgie qui régulièrement me brouille la vue : ce qui est acquis est acquis et je mesure chaque jour la préciosité du cadeau que me fit mon aînée en m'initiant à la saveur irrésistible des aventures de papier...
Par Lise Huret, le 26 février 2021
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