Edouard Boubat, Paris, 1995

Les gens de l'été (1ère partie)

Entre une escapade en France, de longues sessions de surf au Portugal, quelques défis sportifs et d'innombrables balades, j'ai croisé cet été des personnages qui resteront longtemps gravés dans ma mémoire…
 Edouard Boubat, Paris, 1995

La monitrice de via ferrata


Le visage à moitié dissimulé derrière une longue frange noir corbeau, elle démêle patiemment longes et baudriers en attendant que le petit groupe inscrit pour la via ferrata du jour soit au complet. Tout en pestant intérieurement contre ceux qui n'ont pas pris soin du matériel lors de la dernière sortie, elle jauge en quelques secondes le niveau de la tribu disparate lui faisant face : trois ados mal dégourdies en mini-shorts, un jeune couple cherchant à pimenter ses vacances après vingt jours de randonnée sur le chemin de Stevenson, un duo mère/fils assez sportif et un homme d'une trentaine d'années qui semble davantage adepte du tandem jeux vidéo/chips que du mix pompes/jus d'épinards/blancs de poulet… De toute évidence, elle emmènera le groupe sur la voie A (pas question de tenter les dévers de la B - dommage, le gamin et sa mère se seraient bien amusés). Après les instructions d'usage, elle prend la tête de la petite troupe et entame les 15 minutes de marche menant au début de la voie.

Rapidement, ses pensées s'éloignent du chemin caillouteux. Plus que vingt jours et la saison sera terminée. À elle alors les journées d'escalade en free solo, les orgies de chocolat chaud, les matins où elle pourra se rendormir blottie dans l'énorme couette de son minuscule studio et les après-midi à discuter de son prochain tatouage avec des inconnus sur les bancs publics de Grenoble…

"Ahh !". Le cri apeuré du gentil geek la sort de sa rêverie.
"Que se passe-t-il ?"
"Un truc piquant m'est tombé dessus ! C'est… venimeux ? "
"À ma connaissance, les coques de châtaigne n'ont jamais tué personne… mais qui sait ? "
Elle inspire, puis expire. Plus que vingt jours…

Mowgli


Cinq tours de fauteuil sans respirer : nouveau record ! Il se laisserait bien tenter par un sixième, mais le regard appuyé de l'hôtesse de l'air qui l'accompagne sur le vol Lyon-Lisbonne le dissuade. Elle paraît tendue, bien loin de celle qui lui avait pris la main quelques minutes plus tôt face à son oncle. Désormais perchée derrière le comptoir d'enregistrement, elle maugrée face à un ordinateur récalcitrant.
En soufflant sur l'une des mèches châtain qui retombe sans cesse dans ses yeux, il se décide à l'aider, dans un élan d'altruisme enfantin : il projette alors rapidement ses doigts sur le clavier pour y tapoter le code de l'ordinateur de sa maman.

Oups ! Le sourire de celle qu'il avait pris dans un premier temps pour une secrétaire issue de l'un de ses albums de BD a désormais complètement disparu. Après quelques secondes d'immobilité totale, il se redresse, l'oeil plus pétillant que jamais, et scrute - à la recherche d'un visage accueillant - la foule des voyageurs fatigués par les cinquante minutes de retard du vol.

Trouvé ! Il plante ses petits yeux, pareils à des billes de réglisse, dans ceux d'un jeune garçon qui vient de lever la tête de son livre. S'entame alors une conversation - à sens unique - en morse, à coups de clignements de paupières. Son interlocuteur sourit… puis replonge dans l'intégrale d'Émile Zola. Tant pis. De toute façon il est l'heure de partir.

Il ouvre le chemin avec l'hôtesse de l'air, qui a retrouvé le sourire. Il lui lâche la main, effectue deux sublimes roues (histoire de se dégourdir les jambes et les bras), se retourne, fait un clin d'oeil au fan de Zola, puis lance une longue phrase dans un portugais fleurant bon le Brésil à un steward passant en sens inverse.

La chaleur étouffante semble n'avoir aucun effet sur sa bonne humeur. Arrivé à la porte de l'avion, une hôtesse lui tend gentiment la main et le place aux côtés d'une jeune femme absorbée dans le visionnage d'une vidéo TikTok.

Il pose alors d'autorité une main sur son écran, la regarde en lui dévoilant ses petites dents blanches dans un immense sourire, et lui lance :
"Como te chamas? Porque é que não estás a ler um livro? Eu chamo-me Julio, mas toda a gente pensa que sou uma menina por causa do meu cabelo. Sabes, nós os dois não vamos aborrecer-nos.
Eu conheço imensos jogos. Podemos imaginar a vida de todas as pessoas que passam para ir à casa de banho. Podemos cronometrar o tempo que a hospedeira demora a vir quando carregamos no botão. Podemos apostar quantos doces eu trago se for pedir lanche aos passageiros, dizendo que não como há muito tempo...
Anda lá, guarda o teu telemóvel! A minha mãe, quando o guarda e brinca comigo, nunca se arrepende."


Version française :
"Comment tu t'appelles ? Pourquoi tu ne lis pas un livre ? Moi je m'appelle Julio, mais tout le monde me prend pour une fille à cause de mes cheveux. Tu sais, on va pas s'ennuyer toi et moi.
Je connais plein de jeux. On peut imaginer la vie de tous les passagers qui vont aux toilettes. On peut chronométrer le temps que met l'hôtesse à venir quand on appuie sur le bouton. On peut parier sur combien de bonbons je ramène si je vais réclamer un goûter aux passagers en leur disant que j'ai pas mangé.
Allez, range ton téléphone ! Ma maman, quand elle le range et qu'elle joue avec moi, elle est jamais déçue."


L'histoire ne dit pas si la passagère céda aux charmes de ce Mowgli version 2025, mais une chose est sûre : le voyant de la place 6B n'a jamais autant clignoté. Et, au milieu du vol, le petit garçon regagna sa place les bras chargés comme un soir d'Halloween.

La vendeuse de tisane du Petit Marché


D'un coup d'épaule, elle remet en place l'encolure de son tee-shirt trop lâche. Elle tape machinalement sur la caisse enregistreuse le prix du pot de miel de lavande, puis celui des bols en céramique, des bougies en cire d'abeille, des chaussettes tricotées à la main et termine par les 1,4 kg de pain d'épices frais. Elle esquisse un sourire forcé et souhaite une bonne journée à cette cliente qui, visiblement, n'a pas été séduite par ses tisanes artisanales.

Depuis le début de la semaine, elle n'en a vendu aucune. De toute évidence, ses sachets cartonnés sur lesquels elle a inscrit de sa plus belle écriture le nom des mélanges de plantes qu'elle cultive là-haut, dans son village de Pied-de-Borne, n'attirent pas l'attention. Zéro pesticide, circuit ultra-court, fabriqué en France, plus bio que bio… elle coche toutes les cases. Mais rien n'y fait, ça ne prend pas. Pourtant, en ce mois d'août, la boutique des artisans ne désemplit pas…

Alors oui, elle a du mal à sourire. Pour tout dire, elle a même du mal à se lever ces derniers temps. Ce qui ressemblait au départ à un conte de fées survivaliste s'est transformé en une aventure aride où la simplicité s'est muée en fardeau, la frugalité en faim tenace, l'authenticité en nuits glaciales, la convivialité en repli sur soi, la joie de vivre en angoisse lancinante.

Nouveau panier à encaisser : un plat en grès, deux saucissons, quatre bouteilles de vin bio.
"Avez-vous vu les tisanes ? Toutes les plantes sont récoltées dans la région !"
"Ah… merci, mais je préfère le Yogi Tea, j'adore les petits mots qui accompagnent les sachets."


Yogi Tea : du thé en sachet. Que répondre à ça ? Rien…

Elle se surprend alors à regretter ses soirées passées à étudier la botanique dans l'appartement cossu de ses parents, rue de Savoie, dans le 6e arrondissement de Paris. Le chauffage, le frigo plein, la douche chaude, les draps toujours propres, l'absence de toute notion d'argent. Elle tressaille. Non. Elle n'y retournera pas. C'est justement ce confort engourdissant qui l'a faite fuir. Elle tiendra. Il le faut.

Dling ! 19h. Une minuscule dame aux cheveux bleutés pousse la porte vitrée et se dirige tout droit vers le présentoir des tisanes (bon, au moins, ce dernier n'est pas invisible comme elle commençait à le croire). L'octogénaire s'empare prestement de tous les paquets du mélange menthe, mélisse et romarin. Elle trottine jusqu'au comptoir et susurre :
"Ma chérie, vos tisanes ont changé ma vie ! Tous les après-midi, je faisais de longues siestes interminables, et depuis que je les prends, j'ai l'esprit vif comme un ruisseau et je me suis remise à l'écriture de mon 8e roman ! J'en ai parlé à ma petite-fille qui travaille dans un magazine féminin, elle n'en revient pas, elle va vous contacter !".

Elle sourit, sans se forcer cette fois. La vie est parfois plus surprenante et inspirante qu'une citation de Yogi Tea…
Par Lise Huret, le 18 août 2025
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3 commentaires
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Armelle Il y a 3 heures
Quelle belle plume et quelle inventivité ! J'ai cru déceler où tu apparaissais, et ta famille.
Il faut avoir un sens de l'observation hors pair pour imaginer les pensées et l'univers de ces personnes. Merci pour ce moment !
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Stéphanie Il y a 2 heures
Très belle écriture.de beaux instants de vie.
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josieIl y a 1 heure
Qu’il est agréable de vous lire, on s’y croirait. Vous avez de nombreux talents Lise.
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