Lucinda Chambers, l'interview
Brutalement remerciée après 25 années de bons et loyaux services au sein du Vogue UK, Lucinda Chambers - ex fashion director du joyau british de Condé Nast - a décidé de s'exprimer sans filtre sur l'univers impitoyable de la mode. Passage en revue des passages marquants de l'interview qu'elle accorda récemment au magazine en ligne Vestoj…
"Ultimately, that way of treating people is only about control. If you make someone feel nervous, you've got them."Cette constatation fait écho aux multiples témoignages d'amies évoluant dans les rédactions de grands magazines de mode et qui me décrivent des rapports de type dominant/dominé entre elles et leur chef. Ainsi, lorsqu'elles obéissent sans trop briller, elles sont appréciées, encouragées, flattées. Mais il suffit qu'elles reçoivent un honneur quelconque (remerciement direct d'un créateur pour un papier, invitation à un événement très privé, cadeau griffé, compliment venant de la direction) pour que leur boss se sente fragilisée et se mue tout à coup en être jaloux, pratiquant humiliation subtile, chantage affectif et autres joyeusetés…
"You're not allowed to fail in fashion – especially in this age of social media, when everything is about leading a successful, amazing life. Nobody today is allowed to fail."
Il est vrai que pour un créateur, rater une collection équivaut souvent aujourd'hui à un aller simple pour les abysses de l'oubli. On ne leur laisse d'ailleurs même plus vraiment le temps de s'installer, de prendre leurs marques : si les chiffres de ventes ne suivent pas, si les réseaux sociaux ne relaient pas suffisamment les derniers accessoires de la griffe et si les acheteurs deviennent frileux, alors vient le temps des chaises musicales. Or, pour réussir à exprimer pleinement son talent, il faut du temps et surtout avoir le sentiment que l'on nous fait confiance et non que l'on scrute à la loupe nos performances… Dernier exemple en date : l'éviction de Bouchra Jarrar de chez Lanvin…
"But in fashion you can go far if you look fantastic and confident (...) She said, ‘Oh Lucinda, I've employed someone and she looked fantastic. She was wearing a red velvet dress and a pair of Wellington boots to the interview.' This was twenty years ago. She went on, ‘She's never done a shoot before. But she's absolutely beautiful and so confident. I just fell in love with the way she looked.' And I went, ‘Ok, ok. Let's give her a go.' She was a terrible stylist. Just terrible."
On avait beau le savoir, il reste néanmoins intéressant de voir une ex-figure de Vogue le confirmer : quant il s'agit de décrocher un job dans la mode (styliste, rédactrice de mode, attachée de presse…), mieux vaut arborer un joli minois, un style pointu, une bonne confiance en soi et une ligne filiforme qu'un diplôme en histoire de l'Art, un mémoire sur l'évolution de la crinoline ou une connaissance approfondie des tissus...
"He'd never done a show, he'd never run a team. But he knows Anna Wintour. And who is Renzo Rosso enthralled by ? Anna Wintour."
Lucinda Chambers évoque ici le choix par Renzo Rosso du nouveau DA de chez Marni (Francesco Risso), qui aurait été davantage basé sur la cote d'amour de l'intéressé auprès d'Anna Wintour que sur son adéquation avec la griffe. On note au passage que l'hégémonie de la rédactrice en chef du Vogue US semble décidément en agacer plus d'un dans le milieu. On se rappelle ainsi les dernières saillies d'Azzedine Alaïa sur le sujet : "Je l'ai déjà dit. Elle sait tenir un business mais elle ne maîtrise pas la mode. Quand je vois comment elle s'habille, je ne crois pas en ses goûts vestimentaires une seule seconde. Et je peux le dire haut et fort ! Elle n'a pas photographié mon travail depuis des années et pourtant, je suis l'un des meilleurs vendeurs aux États-Unis. Les Américaines m'aiment et je n'ai pas besoin de son soutien. (...) Elle fait peur à tout le monde, mais quand elle me voit, c'est elle qui a peur !". "We didn't advertise, and what we showed on the catwalk we always produced (quand Lucinda Chambers travaillait chez Marni)"
Autrement dit, Marni faisait défiler sur ses podiums des vêtements 100% portables, dont l'intemporalité et l'ADN créatif leur permettaient de toucher la clientèle sans avoir besoin de se voir boostés via des campagnes de publicité aguicheuses. Une attitude cohérente, raisonnable et honnête vis-à-vis des clientes, qui se fait malheureusement de plus en plus rare au sein du milieu de la mode...
"The June cover with Alexa Chung in a stupid Michael Kors T-shirt is crap. He's a big advertiser so I knew why I had to do it. I knew it was cheesy when I was doing it, and I did it anyway."
Tout y est : les choix éditoriaux biaisés par le poids des annonceurs, le fait que les rédactrices en chef se sentent obligées de devancer les attentes de ces derniers et le cynisme consistant à estimer envisageable de dégrader la qualité éditoriale d'un magazine lorsqu'il s'agit de flatter un gros annonceur.
"There are very few fashion magazines that make you feel empowered. Most leave you totally anxiety-ridden…"
S'il est bon que Lucinda Chambers le reconnaisse, on se demande néanmoins pourquoi elle n'a pas cherché à faire évoluer les choses lorsqu'elle était en mesure de le faire. Il est décidément toujours plus facile de critiquer l'industrie de la mode quand on se retrouve contraint et forcé de la quitter...
Lien vers l'interview : http://vestoj.com/will-i-get-a-ticket/
Par Lise Huret, le 06 juillet 2017
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Je ne suis cependant pas d'accord sur le dernier point : c'est très dur de combattre un système de l'intérieur (Anna Wintour est toute puissante chez Vogue US, et on peut imaginer que la rédac chef du Vogue UK doit avoir le même type de fonctionnement et de management par la terreur...).
Heureusement qu'il y a des femmes comme Lucinda Chambers pour expliciter le système et en montrer les limites. Cela fera peut-être (enfin!) bouger les choses