Portraits shoesesques de saison #5
Insolites, conceptuels ou infiniment tendances, certains des souliers du printemps 2020 m'ont donné envie d'essayer d'imaginer les contours de celles à qui leurs créateurs les destinent…
L'artiste californienne
Sur son immense terrasse en garapa surplombant l'océan Pacifique, cette plasticienne adorée de Jennifer Flay (directrice artistique de la Fiac) enfile sans relâche des losanges de terre cuite émaillés par ses soins sur de fines tiges d'acier d'un mètre cinquante. Imparfaite, colorée et longiligne, cette forêt conceptuelle rejoindra bientôt le patio d'un milliardaire chinois.
Elle s'essuie les mains sur son bleu de travail, se perd un instant dans la contemplation des falaises de Big Sur et retire ses sabots suédois. Dans le reflet de sa baie vitrée, elle aperçoit sa silhouette en bleu de travail, surmontée d'un volumineux chignon ayant du mal à contenir son imposante chevelure. Elle sourit. Elle est en paix avec ce qu'elle voit... contrairement à ses amies qui, lors de leurs retrouvailles mensuelles à Santa Monica, ne cessent de lui reprocher son look avachi d'artiste célibataire. Elles lui envoient d'ailleurs régulièrement des vêtements issus des dernières collections en vogue, en espérant secrètement qu'elle les portera lors de leur prochaine rencontre. En vain…
Oui mais voilà, le paquet que vient de lui déposer le livreur de chez FedEx pourrait bien changer la donne. La paire de sandales qu'elle tient entre ses mains ne la laisse en effet pas indifférente (contrairement à ses homologues aux semelles rouges qui s'entassent dans son dressing). Il faut dire qu'avec sa robustesse rassurante, ses teintes organiques et ses talons évoquant une sculpture de Brâncuși, le modèle Epige correspond parfaitement à ses goûts.
C'est décidé : elle les portera lors de sa prochaine virée au Palihouse ! Avec... l'un des bleus de travail séchant actuellement au soleil, bien entendu.
La contrarienne
D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle ne s'est jamais fondue dans le moule. Enfant, elle autopsiait ainsi calmement sa tarte aux fraises (avant de la grignoter miette par miette), alors que ses soeurs n'en faisaient qu'une bouchée. Et lorsqu'en hiver ces dernières ne rêvaient que de chocolat chaud, elle affichait quant à elle sa préférence pour les sorbets à la mangue.
Plus tard, elle refusa d'apprendre à faire de la bicyclette mais se prit de passion pour le monocycle, puis bouda les cours de danse classique au profit de séances de kung-fu.
À 20 ans, alors que ses camarades cherchaient désespérément l'âme soeur ou vivaient des histoires d'amour éphémères, elle revendiquait fièrement son célibat.
À 25 ans, lorsqu'elle fut embauchée chez Condé Nast, elle prit un malin plaisir à assister en baskets aux soirées chics où ses collègues arboraient mules Nicholas Kirkwood et autres escarpins Prada.
Elle est également du genre à recommencer à manger de la viande en pleine période pro vegan, à saler son pop-corn, à entamer un régime pile avant le réveillon de Noël, à détester Coco Chanel (dans un milieu où cela s'apparente à un sacrilège), à déguster son dessert avant le plat principal, à se désabonner d'Instagram en plein confinement ou encore à clamer haut et fort son envie d'être mère au foyer devant une tablée féministe ne rêvant que de carrière flamboyante et de partage des tâches
Bref, "À contre-courant tu vivras" a toujours été son mantra. Autant dire que lorsqu'elle croisa - à l'occasion de l'une de ses errances nocturnes sur Bing (elle boycotte Google) - le chemin de sandales ayant eu la riche idée d'enserrer le dépasus plutôt que l'hallux, elle se dit que ces dissidentes de l'orteil étaient faites pour elle…
La manipulatrice SP+
Bien décidée à tirer le meilleur de l'existence sans fournir trop d'efforts, cette quadra ex-publicitaire mariée à un capitaine d'industrie de 20 ans son aîné a fait de la ruse et de la manipulation son mode de vie. Elle n'hésite en effet pas à disperser de la farine sur son plan de travail pour faire croire que le gâteau livré dans la journée a été confectionné par ses soins, à froisser son chignon juste avant le retour de son mari afin de lui donner l'impression qu'elle s'est occupée de sa progéniture toute la journée (alors que la nounou vient à peine de partir), à simuler un regard noyé de larmes via une dose de sérum physiologique afin que sa meilleure amie n'ose pas lui demander de lui rendre son Kelly, à prendre un somnifère pour éviter de raconter l'histoire du soir, à laisser "À la recherche du temps perdu" ostensiblement ouvert sur son bureau lorsque ses amies viennent prendre le thé afin de leur faire croire qu'elle lit autre chose que les légendes accompagnant les posts Instagram de ses stars préférées ou encore à venir chercher son petit dernier en tailleur et talons aiguilles pour en imposer à la maîtresse alors qu'elle a passé l'après-midi en yoga pants avec son coach sportif…
Grâce à ses petits arrangements avec la vérité/réalité, elle s'évite ainsi moult désagréments et cultive avec zèle l'admiration de ses proches qui la prennent pour la superwoman qu'elle n'est pas.
Assise sur son canapé Eleonore Peduzzi-Riva, elle sourit : elle vient de trouver un moyen d'éviter d'aller vérifier l'avancement des travaux de leur maison de campagne. Il lui suffira en effet d'égratigner sa manucure et de porter les santiags maculées de peinture blanche qu'elle a aperçu hier chez Off White pour faire croire à son mari qu'elle s'est bel et bien rendue sur place…
Mais aussi…
Les sandales Dolce &Gabbana pour héritière désargentée essayant de se convertir progressivement au port de matériaux peu onéreux (ici le rafia).
Les nu-pieds Ancient Greek pour minimaliste jusqu'au-boutiste.
Les escarpins Bottega Veneta pour mère de famille rêvant de changer de vie.
Les sandales Staud pour aficionados des tongs désirant prendre de la hauteur.
Les mules Porte & Paire pour working girl tentant de relâcher la pression.
Les sandales Arizona Love pour modeuse ayant envie d'une version améliorée des fameuses Teva.
Les sandales de piscine Givenchy pour adulescente ne sachant plus quoi faire de son salaire mirifique.
Les sandales Cecilie Bahnsen pour les sportives romantiques.
Les espadrilles Stella McCartney pour celles aimant manger des cornichons avec de la confiture, du fromage avec du chocolat en poudre, des pommes avec du gingembre... bref, pour celles aimant les mélanges insolites.
Les sandales à plateforme 3.1 Phillip Lim pour celles ayant développé le syndrome de Stockholm durant la quarantaine.
Les mocassins hybrides Fendi pour celles cherchant à injecter de la stabilité dans leur vie.
Les sandales fleuries Sophia Webster pour celles étant désormais bien résolues à assumer leurs envies de coquetterie.
Les mules Rejina Pyo pour les amoureuses du style d'Isamu Noguchi.
PS : Les personnages et les situations de ce texte étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
Par Lise Huret, le 13 avril 2020
Suivez-nous sur , et