Chronique #159 : Surfer, lire, aimer, créer
Les mains encombrées par un saladier rempli de friandises, j'échange quelques réparties rieuses avec mon neveu perché sur la fontaine, fais demi-tour, ne vois pas la marche en pierre se situant quelques centimètres plus loin, perd l'équilibre, vrille et m'échoue lourdement sur la pente herbeuse entourant la maison lozérienne familiale. La douleur qui irradie alors dans ma cheville droite me fait instantanément comprendre que contrairement aux blessures de surf qui rythmèrent mon mois de juillet, celle-ci va fortement impacter mon futur proche...
Entorse. Le mot semble bénin. Dans la réalité, c'est assez douloureux. Mais peu importe la souffrance : la seule chose que je redoute vraiment, c'est d'être privée d'activité physique. Cela peut paraître superficiel, mais j'ai appris avec le temps à ne plus avoir honte de ce besoin quasi existentiel. Le sport me permet de garder la tête hors de l'eau. Il est pour moi plus efficace que n'importe quelle thérapie, substance chimique et autre cours de méditation. En être privé est donc l'une de mes plus grandes craintes. Or, le verdict ne tarde pas à tomber : un mois sans surf, deux mois sans course à pied. Alors que j'accuse le coup, chacun autour de moi y va de sa phrase rassurante : "Repose toi, tu l'as bien mérité", "Ton corps essaie de te dire quelque chose, écoute-le", "Oh tu sais le sport… il suffit de manger sainement et tu vas rester mince"... Je les écoute sans les entendre, le cerveau malmené par l'ouragan interne que cette nouvelle a initié en moi.
Privé de sa dose d'endorphine quotidienne lui permettant de juguler idées destructrices et vagues de torpeur, ce dernier résistera trois jours avant de se déchaîner : les acquis que je pensais inébranlables se mettent alors à s'effriter, tandis que des accès de boulimie m'évoquant ceux qui succédèrent - il y a 20 ans de cela - à ma période d'anorexie rythment une décompensation violente. Alors que les rires des enfants qui m'entourent s'assourdissent, les projets professionnels de mes amies pleines d'idées et d'allant me renvoient douloureusement à ma propre inaction. Il faut dire que je n'ai plus qu'une envie : dormir. Dormir pour oublier ce corps que je maudis d'être si faillible, pour échapper à ces pensées qui labourent consciencieusement ma confiance en moi et pour fuir celle que je crois être, à savoir une imposture sans volonté, trop vieille pour être agréable à regarder, vouée à dévorer tout ce qui lui passe sous la main… Je ne pensais pas être encore si fragile. Deux semaines plus tard. Alors que je nourris consciemment ma mauvaise humeur sur Instagram à coups de clichés de surfeuses audacieuses, une photo ne cadrant pas avec l'habituelle charte esthétique de ce style de photographies capture mon attention. Il faut dire qu'ici, point de chevelure wavy, de corps aux muscles déliés, de pose sportive respirant l'aisance, de tube bleu turquoise, mais une silhouette frêle et âgée se préparant à nouer son leach sur fond de vagues grises.
La vision de cette femme diaphane et consciencieuse face à la mer brutale du Costa Rica me fait immédiatement chavirer. Je fais défiler les photos. J'ai l'impression confuse de l'entendre me murmurer : "Apaise-toi, la mer t'attendra. La vie est longue, tu dois prendre le temps d'apprendre, d'attendre, de comprendre...".
Je contemple les 73 années ayant accentué la bonté de son regard, affiné sa peau jusqu'à l'extrême, fait saillir ses veines et blanchir ses cheveux. J'imagine les innombrables blessures, les frayeurs dans les courants et la volonté implacable de continuer. Je ne sais pas quelle fibre de mon être est touchée par sa silhouette usée, mais l'impact est profond. Ce que son corps dit de tous les corps me bouleverse. Ce que sa volonté de femme défiant l'océan dit de notre capacité à affronter l'impossible me transcende. Dépourvue de botox, de lifting et d'implants, cette beauté ravinée par les années et les éléments a tout du "role model" que je ne cherchais pas. Au travers de sa discrétion à fleur de rides, de sa force de caractère que révèle sa pratique quotidienne du surf et de ses quelques mots recueillis par le photographe insistant sur l'importance de "lire, penser, créer et aimer", cette inconnue m'inspire bien plus que n'importe quelle icône de mode d'hier et d'aujourd'hui.
Surfer, lire, aimer, créer... Rien de plus, rien de moins.
Un programme simple collant profondément à mes désirs inconscients, qui pourrait bien m'emmener vers cette Lise qui m'échappe depuis tant d'années :
Surfer, mais avec une cheville forte afin de pouvoir pratiquer ce sport sereinement. Dans deux semaines, l'océan me sera à nouveau accessible et je sais que ces retrouvailles marqueront le début d'une relation sereine fondée sur l'envie de perdurer au long cours.
Lire ce qui me fait envie depuis longtemps mais que je n'ose pas aborder, aller à la rencontre d'auteurs réputés difficiles, replonger sans complexe dans les lectures ayant fait vibrer l'adolescente que je fus, ne plus culpabiliser de ne pas aimer les 3/4 des romans vantés par la presse…
Aimer mieux et donc - malheureusement - aimer moins. À force de donner du temps et de l'amour à foison, j'en prive ceux qui me sont le plus chers. Il est l'heure de commencer à prioriser…
Créer pour moi sans me juger, sans me soucier de l'approbation d'autrui, sans avoir en tête la nécessité d'une potentielle commercialisation de mes créations. Dessiner, tourner, sculpter, afin de mettre au monde tout ce que je ne parviendrai jamais à mettre par écrit.
Me créer une existence simple ayant pour seul baromètre ma curiosité, mon envie de sensations fortes, ma soif de beauté absolue, mon amour fusionnel pour mon mari et mon fils, ma faim dévorante d'authenticité et mon besoin d'interactions humaines riches et sans lendemain.
Merci à cette inconnue et à celui ayant fait voyager son doux regard jusqu'à moi...
Par Lise Huret, le 26 août 2020
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Une fois de plus tes mots me touchent plus que je ne saurai le dire, merci.
Je te souhaite de parvenir à assouvir tes désirs conscients et inconscients, c’est un programme magnifique que tu entreprends.
Cette surfeuse inattendue est une superbe source d’inspiration, merci de la partager avec nous.
Bonne convalescence, douce et patiente, à toi.
Affectueusement,