Chronique #164 : Le craquement
Insoupçonnable de l'extérieur, je l'ai néanmoins bien senti. C'est un craquement très léger, une détonation assourdie, un basculement infime mais irréversible. Un soubresaut généré non pas par une nouvelle inattendue ou une remarque malvenue, mais simplement par la perversité de ma chimie interne. Pour l'instant rien ne bouge, mais je sais - pour l'avoir vécu 100 fois (1000 fois ?) - que dans quelques heures la digue cédera. Je pose un peu trop brusquement le plat de spaghettis sur la table, passe la main dans les cheveux de mon fils et envoie un sourire que je veux rassurant à celui qui, à force de vivre à mes côtés, a lui aussi senti l'imperceptible...
De la brèche créée par cette secousse s'échappe désormais joie, insouciance, envie, inspiration, désir, patience, force, optimisme et gentillesse. Le compte à rebours a commencé : bientôt, ceux que j'aime si fort devront composer avec un personnage imprévisible et destructeur. Mais je lutte, refuse l'inexorable, me mords la langue lorsqu'une remontrance injustifiée tente de jaillir à l'encontre du petit garçon dont la présence à peine sonore devient pour moi de plus en plus insupportable. Je tente de ne pas repousser la main amoureuse se posant au creux de mon dos alors que le moindre contact charnel est en train de prendre la douceur de l'acide. Je sais d'expérience que je peux combattre quelques heures. Avant, ces changements progressifs m'auraient immédiatement brisée ; les rafales d'idées mortifères auraient atteint en quelques minutes une intensité de force 10 sur l'échelle de Beaufort. Aujourd'hui, je sais comment grappiller un peu de sursis.
S'il se voit légèrement différé, le gâchis chronique qui s'annonce n'en alourdit pas moins l'atmosphère. Personne n'est dupe ; comme se charge d'ailleurs de me le rappeler le regard interrogateur que Charles lève régulièrement vers moi et qui me déchiquette le coeur, me broie, me réduit à néant. "Maman, pourquoi tu pleures ?".
La nuit vide, lourde d'un sommeil poisseux s'achève. Je me lève comme un automate. Ces dernières heures, l'ennemi a progressé. Il s'apprête désormais à déferler sur les rares cellules n'ayant pas encore cédé à ses assauts. Pour le moment, elles tiennent. Elles savent que j'ai besoin d'elles pour faire griller les tartines de Charles, préparer sa lunch box, prêter une oreille attentive à son babillage matinal, l'aider à zipper son manteau et faire les fonds de tiroirs de ma mémoire afin d'illuminer mon visage au moment des adieux rituels.
"Au revoir mon Charlie chéri !". Je referme la porte. Rideau.
En une fraction de seconde, mon tonus musculaire s'effondre. Je me traîne jusqu'à mon bureau. Je sens physiquement la torpeur couler dans mes veines. C'est fini. Je ne lutte plus. À ce stade, il ne faut plus penser à rien, car même le plus positif des projets revêtira un visage angoissant. Je le sais et pourtant je ne ferme pas les écoutilles. Emails, messages, posts Instagram… je nourris la bête. Pourquoi ? Peut-être par orgueil. Je me dis que je serai cette fois-ci plus forte que ces tours de passe-passe psychiques dont je connais tous les trucs. Grossière erreur...
La porte d'entrée grince sur ses gonds rouillés. Il suffit d'un regard à Julien pour comprendre que j'ai basculé. Il sait. Il sait que le processus est enclenché. Il sait qu'il n'y a rien à dire ni à faire. Il me murmure qu'il est là si j'ai besoin de lui, qu'il peut m'aider à aller dans notre chambre. Sa voix peine à m'atteindre. Dans ce sarcophage immobile qu'est alors mon corps, mes pensées empoisonnées me coupent de la réalité.
"Comment Julien peut-il encore te supporter, toi cette épouse inutile dont le désespoir n'a même pas l'élégance d'être justifié ?".
"Écrire ? Mais enfin ma pauvre, tu ne sais pas écrire ! Et tous ces gens qui te croient capable d'écrire un livre… S'ils te voyaient à l'instant !"
"Tu ne tiens aucun projet sur le long terme, tu es pathétique. Regarde Alice, Charlotte, Mathilde, Géraldine : elles avancent toutes ! Et toi ? Rien. Tu patauges depuis des siècles dans tes fausses excuses."
"Tu ne ressens rien. Tu es un monstre. Tu n'aimes personne."
"Tu pensais que le surf allait résoudre tes problèmes ? Ah ah ah ! Mais parlons-en du surf ! Tu es pétrifiée de peur, tu n'arrives à rien. Tu es nulle. Ton take off ? Une vraie blague !"
"Et cette brioche engloutie hier soir, tu crois qu'elle va aller où, hein ?"
Stop ! Je repousse violemment ma chaise, empoigne un iPad, mon téléphone et mes écouteurs et me rue dans ma chambre.
Arrêter de penser. Arrêter de penser… Roulée en boule sur mon lit, le son à fond dans les oreilles et les yeux rivés sur une série Netflix, j'essaie de semer mon cerveau. Les vagues de détresse me labourent l'estomac, mais je tiens, je ne hurle pas, je n'appelle pas Julien à l'aide et finis par me laisser dériver.
J'ouvre les yeux. Si j'en crois l'écran de mon téléphone, j'ai dormi 5 heures. Cela s'agite encore à l'intérieur, cela discute beaucoup, mais le son est de mauvaise qualité : je distingue moins bien les sarcasmes que j'autoproduis. La remontée à la surface est enclenchée.
Je pose les pieds sur les dalles froides de la chambre. Encore groggy par les uppercuts de mon Mr Hyde sous-cutané, je vacille. Je navigue à vue. J'atteins la cuisine. J'ai faim. Je décongèle un petit pain rond et croque dans la mie brûlante. La douleur provoquée par cette bouchée impatiente me hisse vers la réalité. Je mâche. J'en décongèle un autre, puis un autre. Je retourne m'enfouir sous mes draps humides de sueur.
Quelques heures plus tard, je perçois vaguement le feulement de petites chaussettes traversant ma chambre, puis la caresse timide d'un baiser sur ma joue. La nuit m'emporte.
Deux jours me seront nécessaires pour revenir à la normale. Réveillée aux aurores par la clarté de mes pensées, je balaie alors d'un revers de main cette semi-noyade à laquelle je viens de réchapper.
Tout redémarre, tout recommence, tout s'efface… jusqu'à la prochaine fois.
Par Lise Huret, le 11 janvier 2021
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Je t'embrasse, ma chère, très chère Lise, ainsi que tous les lecteurs de TDM!